Journal de bord de résidence : le silbo entre tradition et post-modernité.
En octobre 2021, j’ai consacré 4 semaines à enquêter sur le silbo gomero avec l’aide généreuse et enthousiaste de silbadores (nom donné aux personnes qui pratiquent le silbo gomero) de La Gomera et de Tenerife. J’ai ainsi pu échanger avec Rogelio Botanz, Antonio Nuevo, Silvia torres, Francisco Correa, Eugenio Darias, Judian et Eladio, Je les remercie chaleureusement de leur ouverture et du temps qu’ils ont accepté de consacrer à cette enquête artistique pistant les liens entre le silbo, la langue sifflée des îles canaries, et les chants d’oiseau. Je vais partager dans la suite de cet article leurs témoignages oraux parlés et sifflés.
Rogelio Botanz en concert (2018)
La première personne que je rencontre est l’auteur compositeur Rogelio Botanz. D’origine basque espagnole, il vit depuis plus de quarante ans aux canaries et témoigne d’une passion communicative pour le silbo. Notre première rencontre se déroule dans la partie historique de San Cristobal de La Laguna, classée au titre du Patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO.
Cathedrale de San Cristobal de la Laguna.
Peut-être sous l’influence de ce lieu historique, la conversation porte rapidement sur les questions d’héritage et de renaissance du silbo. Rogelio me dresse un rapide historique de la situation : le silbo était sur le point de disparaître à la fin des années 90. Associé à un mode de vie rural, il était délaissé par les populations locales qui épousaient la modernité en déménageant dans les villes côtières. Le silbo n’était alors plus pratiqué que par quelques anciens, et était voué à s’éteindre avec eux. Il y a alors eu une prise de conscience collective, relayée par quelques personnalités politiques, pour défendre l’héritage du silbo.
classe de silbo (2008). source : site du gouvernement canarien
Depuis 1999, le silbo gomero fait partie des matières obligatoires enseignées dans toutes les écoles de l’ile de la Gomera. Inscrit au patrimoine mondial immatériel de l’humanité depuis 2009, le silbo jouit à présent d’une certaine visibilité médiatique, et différentes écoles de pensée s’affrontent avec passion pour définir la politique de la conservation du silbo. Rogelio, pour sa part, insiste sur la nécessité de maintenir cette tradition vivante, il serait paradoxal de chercher à muséifier une langue qui n’a jamais été figée et dont il existe autant de déclinaisons que de siffleurs.
Photographies de silbadores, extraits du manuel d'enseignement du silbo
Si un manuel d’enseignement du silbo a été édité par le gouvernement canarien, l’enseignement du silbo s’inscrit pour l’essentiel dans une tradition de transmission orale. Tous les silbadores que j’ai rencontrés s’accordent sur l’importance de leur maître de silbo, qui leur a transmis, au-delà d’une simple technique de sifflement, une culture – quasiment une philosophie de vie - en lien avec des traditions rurales pour la plupart disparues. Le choix d’un maître de silbo les a inscrits de fait dans une certaine lignée, dont ils se sentent ensuite les dépositaires, tout en ayant la possibilité d’enrichir leur pratique du silbo par leur style personnel.
Statue de Añaterve, chef guanche, faisant partie des neuf statues de rois préhispaniques situées sur la Plaza de la Patrona de Canarias, à Candelaria, Ténérife. Source : wikipedia
Les enjeux de conservation de la pratique ancestrale du silbo dépassent le cadre des canaries. En effet, il existe des langues sifflées dans bien d’autres régions du monde. On remarque qu’en occident toutes les langues sifflées se sont développées dans des contextes similaires : des modes de vie traditionnels (agriculture, élevage, chasse) en milieu montagneux. Tous ces modes de vie ont souffert de l’exode rural de la deuxième moitié du XXe siècle et de l’attrait de la modernité. La promotion du silbo n’est pas simplement importante pour les canariens, cette langue sifflée témoigne de modes de vie et de traditions aujourd’hui menacées, si ce n’est disparues. Certains historiens pensent même que le silbo était originellement pratiqué par les guanches, les populations indigènes des iles canaries, probablement d’origine berbères (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guanches). Ils furent assimilés par les colons espagnols à partir du XVe siècle, et le silbo serait ainsi une des rares traces de leur culture disparue.