Journal de bord de résidence : Kico me donne un cours privé de silbo dans le Barranco d'Arure
J’ai rendez-vous dans le parc de la Torre del Conde avec Francisco Correa, dit Kico, qui est le coordinateur de l'enseignement du silbo sur l'ile de la Gomera. Il me parle de son expérience du silbo, appris en famille, dès son plus jeune âge. Lorsqu’il était enfant, les membres de sa famille se servaient du silbo pour communiquer au quotidien, par familiarité à la maison, et par nécessité lorsqu'ils se déplaçaient dans la montagne.
En l’écoutant, le silbo m'apparait alors comme une langue de l'intime, du familier, que l’on partage avec ses proches et qui soude les liens, peut-être du fait de sa dimension idiosyncratique. Le silbo étant une simplification du langage parlé (il procède par réduction et transposition des phonèmes), il y a finalement une assez grande liberté d'interprétation et cela nécessite pour bien se comprendre de pratiquer avec des personnes proches, dont on apprend les manières de faire et les tics de langage. Et je repense alors à la facilité qu'avaient Antonio et Silvia pour se comprendre. Ils se sont entrainés à siffler l’un avec l’autre durant plusieurs années.
Je parle à Kico de mon désir d'expérimenter la possibilité d'un dialogue avec des oiseaux. Il me raconte aussi qu'il a eu des expériences similaires à Rogelio, notamment avec des merles dont le chant est proche des sons du silbo. Il me parle également du fait qu'il a été invité à siffler de par le monde à des occasions spécifiques, notamment dans une série de représentation de la pièce les oiseaux d'Aristophane ou dans un film policier allemand dont le protagoniste principal apprend à siffler pour communiquer avec ses complices à l’insu de ses gardiens pendant qu’il est en prison. Kico m’affirme qu’il peut siffler dans différentes langues en appliquant la même règle de transposition des phonèmes, mais cela peut lui demande du travail pour certaines langues qu’il ne connait pas, car il doit s'habituer à la prononciation, en particulier pour certains phonèmes qui n’existent pas en Castillan.

Quelques jours plus tard, je rejoins Kico à Valley gran rey. Nous allons dans un barranco magnifique, ce coin de terre irrigué par un torrent est cultivé et accueille une communauté d’agriculteurs et d’éleveurs, ce qui nous vaut d’entendre quelques cris de coqs dans les enregistrements. Nous trouvons un emplacement idéal, à proximité d'un groupe d'oiseau. Kico lance différents appels en direction des oiseaux. Mais c'est davantage le coq qui répond… Peut-être que les oiseaux qui vivent à proximité des humains sont moins réactifs que ceux qui vivent dans la forêt ? Kico profite alors de ce moment pour me transmettre quelques notions de silbo.
Puis nous nous focalisons alors sur la lecture d'extraits du cantique des oiseaux, traduits en espagnol. Kico s'exécute avec une grande générosité et beaucoup d'application.

Le résultat est très beau. Je sens néanmoins une certaine tension entre le silbo du quotidien, aux mélodies simples et au rythme fuide, et le silbo des textes littéraires, dont la vocalisation en silbo semble parfois se heurter aux limites du corps humain. Comme si le silbo était avant tout fait pour exprimer les joies et les peines du quotidien. Pour dire des mots simples et chargés d'émotions. Dans une langue complexe et raffinée, intellectualisée, le silbo apporte certes du corps, de l'émotion. Mais cela donne un résultat musical qu’on sent plus travaillé, comme une forme d'intellectualisation de la forme même qu'il prend, moins spontanée que dans les échanges quotidiens.
A la fin de l'expérience, comme pour me montrer que la tradition du silbo est bien vivante, des randonneurs au loin se mettent à siffler et à discuter avec Kico. Lorsqu'ils arrivent à notre niveau, je découvre qu'il s'agit de jeunes allemands installés sur l'île qui ont appris le silbo à l'école. Je me plais à imaginer ces mêmes enfants devenus grands en train de siffler entre eux dans les rues de Berlin.