Journal de bord de résidence : Antonio et Silvia parlent aux oiseaux dans la Corona Forestal
Le lendemain, j’ai rendez-vous avec Silvia et Antonio, deux anciens élèves de Rogelio qui leur a enseigné la musique et le silbo au collège de la Mantaneza. Ils ont la vingtaine, souriants, affables. Antonio et Silvia se révèlent très enthousiastes, je découvre que le silbo est pour eux un véritable terrain de jeu, et qu’il leur permet de partager une véritable complicité, que la pratique commune du silbo a peut-être contribuée à forger. Ils ont été champions de silbo en 2017. Cette compétition annuelle évalue la capacité de deux personnes à dialoguer ensemble à distance par le silbo, c’est-à-dire retranscrire mot pour mot ce que l’autre lui siffle devant un juge.

Nous nous retrouvons au café de la Mantaneza puis nous commençons l’ascension de la montagne pour atteindre le parc naturel de la corona forestal, une vaste forêt à mi pente du massif du Teide. La voiture peine à gravir le volcan et il est souvent nécessaire de rétrograder en première pour réussir l’ascension. Arrivés à la fin de la route, nous avons une vue magnifique sur le Teide, le troisième plus haut volcan du monde et la plus haute montagne d’Espagne, qui culmine à 3718 mètres. Nous sommes cette fois dans la Corona forestal, une forêt d’altitude qui encercle les sommets de l'ancien volcan, autour de 2000 m d’altitude. La forêt n’est pas la laurisylve originelle mais est issue de plantations anciennes de pins effectuées par les colons espagnols. Elle est tout de même magnifique et abrite de très nombreuses espèces d’oiseaux. Elle est aussi moins fréquentée et plus silencieuse que l’orée d’Anaga.

Du fait de l’altitude et de l’humidité ambiante, les feuilles se chargent d’humidité la nuit. Le matin, des gouttes d’eau s’échappent des feuilles humides, et font un bruit caractéristique en heurtant les feuilles qui jonchent le sol. Ce son est très présent dans les enregistrements.
J’invite Antonio et Silvia à tenter d’échanger avec les oiseaux en essayant de parler comme eux. Ils se prennent au jeu, et les oiseaux, cette fois, répondent ! Dans cet enregistrement, on entend clairement un dialogue entre le silbo et les merles, au point qu’on ne sait plus qui est qui. C’est très émouvant. Il faut dire que l’endroit est magique, on a la sensation de faire corps avec la nature. Nous sommes loin de toute nuisance liée à l’activité humaine. Le lieu est très calme, atemporel.
Dans ce lieu presque idyllique, le soudain passage d’un avion me ramène en 2021… et je ne peux m’empêcher de penser à Muray schaefer, l’inventeur du concept de « paysage sonore », et à son aversion pour les bruits des moteurs. A l’inverse le manifeste futuriste de Russolo « l’art des bruit » revendique la dimension musicale de nos environnements sonores urbains et industriels. Tout est question de dosage et de contexte peut-être. Dans les années 20, la machine se fait encore rare, 40 ans plus tard le son des avions de ligne commence à se généraliser dans le paysage sonore et à être considéré comme une nuisance, en 2021, ils ont continué à se multiplier au point qu’ils sont devenus une vraie plaie pour les amateurs de field recording. Je me remémore alors le roman Ecotopia, une utopie écologique écrite en 1975, dans laquelle des états américains se séparent du reste des Etats-Unis pour mener une politique écologique décrite dans le livre. Le survol du territoire par des avions y est interdit…

L’avion passé, je reviens à la forêt, aux oiseaux et à mes acolytes. Nous persistons un peu à interpeler les oiseaux mais le miracle ne se reproduit pas tout de suite. Peu importe, il s’est déjà produit une fois, c’est déjà au-delà de mes espérances. Je propose alors à Antonio et Silvia de silber entre eux, d’abord en continuant à imiter les oiseaux, puis dans le silbo gomero traditionnel. A nouveau ils se prennent au jeu et font des magnifiques vocalises que j’enregistre dans un ravin très réverbérant.
La réécoute du passage avec Antonio et Silvia dans le jeu d’imitation des oiseaux est surprenante. Je suis totalement incapable de différencier leurs sifflements des chants des oiseaux présents. Nous nous quittons après cette belle expérience. Et il est temps pour moi de passer à la deuxième partie de mon voyage, sur l’ile de la Gomera, vers les racines du silbo gomero.