Journal de bord : concerts à l'Equipo Para
La générosité des silbadores qui m’ont accordé leur confiance en me laissant les enregistrer fait de moi un nouveau dépositaire de cette tradition. Certes, je ne peux pas prétendre la connaître et encore moins la transmettre, mais après tous ces échanges, je suis persuadé de la reconnaitre. Je sens une puissance de vie qui résonne en moi. L'intuition qui m'avait conduit à vouloir explorer le silbo gomero était juste. Le silbo gomero tel que je l'ai vu pratiqué par les personnes que j'ai rencontrées invite à ressentir la nature avec les égards ajustés dont parle Morizot dans "Manières d'être vivant".
Cette pratique identitaire des îles canaries tisse des liens entre les êtres au-delà des frontières des canaries. On comprend pourquoi elle a été classée patrimoine mondial de l'humanité, une forme d'universalité se dégage du silbo gomero car il est peut-être le vecteur d'une écologie relationnelle entre les êtres.


La flute s'est avérée être un excellent choix pour accompagner le silbo. Non seulement son timbre est très proche de celui du silbo et des chants d'oiseaux (les canaris d'élevage étaient "éduqués" à l'aide d'une petite flute nommée flageolet), mais il s'agit de l'instrument mythologique des bergers. Pan est le dieu des bergers et des troupeaux. Proche de Dyonisos, il est souvent représenté comme un être mi-humain, mi-animal. Adoptant le mode de vie des bergers, il veille sur les espaces naturels non cultivés en jouant de la flute. La mythologie fait donc de la flute l'instrument de prédilection de l'écologie relationnelle.

Une deuxième résidence a été organisée en juin 2024. Elle a permis de compléter le travail de collecte de sons de terrain et de renforcer ma connaissance du silbo et des cbants d'oiseaux. Comme j'ai pu l'expérimenter à plusieurs reprises, notamment lors de la lecture de "habiter en oiseaux", la connaissance aide à organiser, à guider les ressentis. Car il est plus facile de percevoir ce qui porte un nom. Durant cette résidence, nous avons également pu travailler les parties improvisées, les rapprochant davantage d'une forme d'improvisation structurée guidée par les principes de composition des paysages sonores naturels que Bernie Krause a pu décrire dans Le Grand Orchestre de la Nature.

Pour les deux performances qui se sont déroulées à l'issue de cette résidence, en 2021, puis en 2024, je me suis inspiré du travail de transposition, de correspondance, qui se tisse peu à peu, entre des formes d'expression a priori incompatibles, telles que les vocalisations humaines et les chants des oiseaux. Mon intention fut ainsi de transformer les enregistrements de terrain de silbo et de chants d'oiseaux, réinterprétés en terme de rythme et de mélodie pour les déplacer vers une esthétique de musique électronique. A l'inverse, nous avons tenté avec Frédéric de travailler avec les séquences instrumentales jouées en live en se rapprochant des logiques d'organisation des sons de la nature, pensés en terme de textures et de densités sonores.
Le travail ne fait que commencer, j'ai le sentiment que je n'aurai pas assez d'une vie pour développer une connaissance suffisamment intime des vocalisations animales. Je laisse parler mon intuition qui me relie à mon ascendance animale, à cette mémoire séculaire des sons de la nature qui s'active par des résonances. J'écoute la nature avec un sentiment de découverte et un plaisir qui ne se tarissent jamais.