Journal de bord : aux racines du silbo sur l'île de la Gomera
L’ile de la Gomera est très proche de Tenerife, je m’y rends en ferry depuis Los Cristianos, dans la zone Sud de l’île de Tenerife, presque entièrement consacrée, pour ne pas dire sacrifiée, au dieu tourisme. Mais comme nous sommes au mois d’octobre, les foules touristiques ont déserté la zone, laissant la place à une atmosphère balnéaire plutôt agréable.

A quelques dizaines de kilomètres de là, le volcan de l’île de la Palma est en éruption. Les rambardes du ferry sont recouvertes de cendres. Pendant la traversée je me remémore ma visite de Pompéi, piégée sous la lave avec une rapidité telle que la ville s’est figée dans le temps. Il y a des forces de la nature qui balaient la volonté de contrôle des humains. J’interroge les personnes autour de moi, personne ne sait combien de temps va durer l’éruption. Les dernières éruptions ont eu des durées très inégales, et, en matière d’éruption volcanique, comme dans tout ce qui a trait au vivant, le passé ne garantit pas l’avenir.

La Gomera est une île beaucoup plus petite et plus préservée que Tenerife. moins de 25 000 habitants vivent sur cette île alors que tenerife abrite environ 950 000 habitants. Le relief montagneux occupe la quasi-totalité de l’île si bien que, malgré sa taille réduite, les trajets sont relativement longs. Les routes se développent en lacets d’un village à l’autre, allant d’une vallée au col le plus proche pour redescendre dans la vallée suivante. Dans un tel paysage montagneux, on comprend l’utilité du silbo pour communiquer à distance.

Je profite des premiers jours à La Gomera pour étoffer ma collection d’enregistrements de chants d’oiseaux. La saison n’est pas aussi propice que le printemps, mais les choeurs du matin et du soir sont tout de même bien sonores. Je loge dans une ancien moulin a gofio dans les hauts de Valley Gran Rey, dans une zone rurale paysagée par des centaines d’année de relation a la nature. Toute la vallée est aménagée en terrasses. C’est l’endroit de l’île qui compte le plus de palmiers, un barranco alimente toute cette partie en eau, ce qui en fait une sorte d’oasis au milieu d’une île plutôt aride. Cette diversité agricole et la présence de tous ces arbres en fait un habitat idéal pour les oiseaux, protégés de la plupart de leurs prédateurs par la présence humaine et à proximité de nourriture. Mais les moteurs dominent très souvent ce paysage sonore.

Finalement je réalise mes meilleurs enregistrements au coucher du soleil, en plein cœur de Garajonay, un vaste parc naturel national situé sur le plateau qui constitue le sommet et le centre de l’île. La journée on n’y croise que quelques randonneurs, et le soir le silence humain y est quasi total (malgré les quelques avions qui subsistent).

L’île de la Gomera étant l’ile dans laquelle le silbo est le plus pratiqué, je m’attendais un peu naïvement à entendre des bergers siffler aux détours des sentiers. Mais mon expérience fut différente, soit les bergers ne pratiquent plus le silbo et préfèrent le téléphone portable, soit il n’existe quasiment plus de bergers. Je n'ai croisé qu’une seule fois un troupeau de chèvres à l’état semi-sauvage. Elles se déplaçaient seules à travers la montagne en un troupeau étiré, sans chien ni humain pour guider leur trajet.
Je n’ai pas rencontré par hasard de personne en train d’utiliser le silbo pour échanger dans un cadre quotidien. Par contre de nombreuses personnes savent siffler, notamment les plus jeunes qui l’apprennent à l’école. Ils l’utilisent souvent dans un cadre récréatif, pour tisser des liens avec les "anciens" ou pour échanger entre eux sans se faire comprendre des touristes.

Rogelio m’ayant gentiment mis en contact avec plusieurs personnes sur l'île je suis invité à assister à un cours de silbo pour adultes donné par Judian à San Sebastian, la capitale de La Gomera. Durant le cours, j'essaie d'émettre quelques sons sifflés, mais je n'arrive pas à maîtriser suffisamment la technique qui consiste à introduire un doigt plié dans la bouche de façon à faire vibrer le palais. Il s'agit vraiment d'un exercice difficile qui nécessite plusieurs semaines de pratique.
Judian me témoigne de l’importance du silbo dans sa vie. Cette pratique lui est doublement identitaire : elle se sent réellement appartenir à une lignée (du fait de la transmission orale), et à une famille élargie (du fait que sa famille et tous ses amis pratiquent le silbo). Le silbo est vraiment pour elle une expression identitaire de l'ile de la Gomera, qu’elle a choisi de transmettre à son tour. La pratique du silbo donne un sens à son existence en marquant son appartenance à une communauté.

On échange aussi sur l'importance culturelle des oiseaux aux canaris. L'excellente conférence de Marie Lechner raconte ainsi le destin du serin des canaris mondialement convoité pour son chant. Fin XIXe et début XXe, il était devenu l'objet d'un élevage intensif, vendu dans tout l'occident, pour sonoriser les salons bourgeois, avant d'être peu à peu détrôné par les gramophones et les 78 tours. Les canaris étaient éduqués pour interpréter de la musique humaine, les condamnant ainsi à la domestication.
En conclusion de notre discussion, Judian accepte de siffler quelques passages de la traduction espagnole du Cantique des oiseaux de Farid Ud-Din Attar, ce grand poème mystique qui raconte la quête d'oiseaux en recherche d'un Dieu d'amour.