Journal de bord de résidence : premiers enregistrements de silbo dans la forêt de Anaga
Lorsque je parle à Rogelio de mon intention d’explorer les liens entre le silbo et les chants des oiseaux, celui-ci me confie une anecdote. Il lui est arrivé à plusieurs reprises d’interagir avec des merles canariens dans une sorte de conversation. Une fois, l’échange s’est prolongé pendant plusieurs minutes et le merle s’est approché de lui petit à petit, en réponse à ses invitations sifflées, jusqu’à se tenir très proche de lui et à s’offrir à son regard, une attitude très rare chez un oiseau non domestiqué.

Nous nous interrogeons, Rogelio et moi, sur la nature de cette interaction, on ne peut évidemment pas parler de conversation cat il n’y a pas d’échange d’information consciente (un sujet également évoqué avec la bioacousticienne Fanny Rybak). Par contre il y a clairement une forme d’interaction possible entre l’humain et l’oiseau, via le chant et les sifflements. Cela m’évoque les échanges spontanés qui se produisent parfois entre des enfants de pays différents, poussés par un désir mutuel d’échange, qui entament une discussion chacun parlant dans sa langue incomprise de l’autre. S'il n'y a pas de communication orale, il y a pourtant bien plus qu'un jeu d'imitation à l'œuvre.
Cette situation d’interaction entre l’humain et l’oiseau m'évoque également les réflexions de Baptiste Morizo dans « Manières d’être vivant », suite à un échange de hurlements qu’il a avec des loups à la tombée du jour : « S’il y a quelque chose de saisissant ici, c’est l’énigme du sens de cette interaction qu’est l’échange de hurlements. On dirait bien qu’il y a eu dialogue, mais en quel sens dialogue ? Quel jeu de perspective, mascarade, métamorphose ? Comme dans un premier contact, l’enjeu est bien de prendre langue sans langue partagée ».

J'ai appris depuis l'existence d'une forme de communication inter-espèce qui se produit en Afrique entre les humains et le Grand Indicateur, un oiseau de la taille d’un étourneau dont le plat favori est la cire d’abeille. "L’humain à la recherche de miel recrute l’oiseau grâce à un appel particulier. Le volatile lui répond en poussant des cris, puis le guide jusqu’à un essaim. Le chasseur de miel, grâce au feu, enfume les abeilles et ouvre le nid à coups de hache, rendant accessible le butin de chacun." (le Temps -08 décembre 2023). Il semble bien qu'il y ait dans ce cas une forme de communication.

Imprégnés de ces réflexions, nous roulons jusqu’à la forêt laurisylve de Anaga, un type de forêt subtropicale humide qui dominait le paysage méditerranéen il y a 20 millions d’année et qui ne subsiste aujourd’hui que dans certaines îles de la macronésie, dans les zones préservées du défrichage ou de l’exploitation forestière, comme Anaga dans Tenerife, et le parc Guarajonay de l’ile de la Gomera, où je me rendrai plus tard.

Ce paysage qui nous plonge littéralement dans une atmosphère immémoriale (on ne serait pas étonné d’y croiser un dinosaure au détour d’un chemin). La forêt est magnifiquement dense. Les lauriers à feuilles persistantes, à la ligne tortueuse et effilée, m’évoquent les chênes verts mystèrieux de la forêt bretonnes de Huelgoat, dans les Monts d’Arrée.
Anaga a servi de refuge aux guanches pendant l’invasion espagnole. C’est donc une résonance heureuse d’aller y pratiquer le silbo gomero. La mémoire des lieux est habitée de multiples mythes et légendes, dont celle des femmes qui y pratiquaient des danses rituelles d’invocation de la pluie. Sa toponymie est habitée par ces mystères anciens, on y trouve ainsi le Bosque encantado (forêt enchantée) ou le El Bailadero (lieu où les sorcières venaient pratiquer la magie).
Le Père Espinosa a décrit au XVIe siècle un rituel guanche d’invocation de la pluie : "Mais lorsque les tempêtes ne venaient pas, et que, faute d'eau, il n'y avait pas d'herbe pour le bétail, ils rassemblaient les moutons, et enfonçant un bâton ou une lance dans le sol, ils séparaient les jeunes des adultes et faisaient en sorte que les mères se tiennent autour de la lance en bêlant. En entendant les bêlements, les divinités leur fournissait des tempêtes".

Eladio, un ami silbador de Rogelio se joint également à nous. Nous nous enfonçons dans la forêt à la recherche d’oiseaux. Nous faisons quelques prises de son. C’est la première fois que j’écoute du silbo en live, et pas par le biais d’enregistrements. Je suis surpris par la puissance du silbo. La technique avec les doigts glissés entre les lèvres émet un son très fort. Je n’avais pas pensé au fait qu’il n’était pas possible de siffler doucement. Les décibels sont au rendez-vous, et je dois baisser le gain de mon enregistreur à plusieurs reprises. Au départ je me tiens à une distance de un à deux mètres, comme si j’allais enregistrer une personne qui chante. Je finis par m’éloigner de quatre à cinq mètres pour avoir un gain raisonnable et capter aussi un peu de l’environnement sonore.
Voici quelques-unes des prises que nous faisons, où Rogelio et Eladio imitent le chant du merle. A un autre moment, ils conversent entre eux pour m’initier aux rudiments du silbo.
Les sons proposés par Rogelio et Eladio sont riches. Ils me semblent très proches des sons des oiseaux, et notamment du merle. Mais il y a très peu d’oiseaux présents ce jour-là et il n’est pas évident de se rendre compte si une interaction a lieu. Rogelio me propose alors de me mettre en contact avec d'autres silbadores pour poursuivre ces expériences.